Diégétique ou extra-diégétique

Dans cet article, nous allons continuer de nous demander comment faire vos choix de musiques de scène. Si vous n’avez pas lu la première partie de la série, vous pouvez le faire en cliquant ici : COMMENT TROUVER LA MUSIQUE POUR MA SCENE 1.

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Pour ça, ce sera important de savoir si vos personnages entendent ou non la musique que le spectateur entend.

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Mais commençons par quelques définitions.

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1. Le mot « Diégétique »

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Du grec ancien diếgêsis (narration), le terme provient naturellement du nouveau mot diégèse.

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Pourquoi nouveau ? Parce qu’il a fallu attendre 1950 pour le voir apparaître, dans une nécessité d’analyse de films de cinéma. Le premier à l’avoir employé est Etienne Souriau, un philosophe français spécialiste de l’esthétique.

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Mais c’est quoi, la diégèse ?

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Etienne Souriau définit son terme :

« tout ce qui est censé se passer, selon la fiction que présente le film ; tout ce que cette fiction impliquerait si on la supposait vraie. »

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cameraman-bronze

Le mot a voyagé dans le domaine des arts et ne s’est pas cantonné au monde du cinéma. Gérard Genette par exemple, grand théoricien de la littérature en France, a apporté sa définition concernant le récit littéraire. Pour lui, la diégèse c’est :

« l’univers spatio-temporel désigné par le récit »
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Du coup, la diégétique c’est…
Le wiktionnaire nous donne une définition simple du mot qui résume bien le schmilblik :(Narratologie) Qui relève de la narration.

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Certains auteurs opposent le terme diégèse à la mimésis de Platon et Aristote mais nous n’entrerons pas là-dedans aujourd’hui ; ça nous mènerait trop loin.

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2. Le son diégétique, extra-diégétique

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Puisque l’on s’intéresse à la musique de scène, revenons au son. Vous l’avez déjà bien compris, le son diégétique est entendu par les personnages ; l’extra-diégétique ne l’est pas. Donnons quelques exemples.

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Diégétique : les personnages entendent…

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  • …le saxophoniste qui joue dans la rue ;
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  • …le concert de rock du groupe dont ils sont fans ;
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  • …les invités à une soirée d’anniversaire qui chantent à l’arrivée du gâteau.

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Extra-diégétique : les personnages n’entendent pas…

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  • … l’orchestre qui joue la musique stressante (dans les films d’horreur) ;
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  • … la petite mélodie qui nous fait pleurer au moment de la déclaration d’amour ;
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3. Ambiguïté

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A/ Au cinéma

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On va un peu s’éloigner de la scène dans ce paragraphe puisque c’est pour le cinéma qu’on a commencé à employer ces termes. Je vous donne donc quelques pistes de réflexions via ces liens. D’après vous, est-on dans le diégétique ou l’extradiégétique ?

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  • Superposition de diégétique et extra-diégétique dans la série Voyager (2000)

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  • Il était une fois dans l’Ouest : qui joue vraiment de l’harmonica ? (allez voir vers 3’50)

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  • Musique diégétique instrumentale dans Harry Potter

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  • Woody Allen dans Bananas (1971), typique aussi de l’humour anglais et des Monty Pythons

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Comme nous le voyons ici, les réalisateurs prennent goût à brouiller les pistes et à jouer avec le champ des possibles. Et sur scène, alors ? Commençons par jeter un œil à une forme théâtrale où le « son » est très important.

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B/ Dans les comédies musicales

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C’est un monde d’ambiguïtés en soi puisque le public part du principe que les personnages peuvent à tout moment se mettre à chanter.

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En effet, quand la pièce est bien construite, le spectateur ne se dit pas « Pfff, ça y est il va encore chanter sans raison ». Ce principe de « non-scepticisme ciblé » porte un nom un peu pompeux : la Suspension consentie de l’incrédulité.

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C’est de cet effet qu’il s’agit quand, par exemple, vous regardez le film Star Wars sans vous dire toutes les 3 minutes : « Mais ce n’est pas possible, ça ! Je n’y crois pas ! »

Le temps du film, vous acceptez sa réalité et son univers.

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Dans les comédies musicales, très souvent les personnages ne sont pas censés avoir conscience de chanter ; c’est la forme de la pièce, point. (E.D. – extradiégétique).

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Par contre, il arrive que dans le script, ils entonnent une chanson. Les Backstage Musicals sont le meilleur exemple ! On y voit des personnages répéter pour des spectacles musicaux, puis les monter…On entend donc les chansons du spectacle dans le spectacle (mise en abîme).

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Parmi les exemples les plus connus, on trouve :
42nd Street ; Kiss me Kate ; Gypsy ; Cabaret ; Follies ; Singing in the Rain, A Chorus Line ; etc.

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a-chorus-line

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Bien sûr, comme au cinéma, on peut mélanger les deux ! C’est ça qui est amusant !

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Dans La Mélodie du Bonheur (The Sound of Music), la chanson Maria (How do you solve a problem like Maria ?) est entonnée par les sœurs au couvent de manière extra-diégétique. Elles n’ont pas conscience de chanter, en quelque sorte. À l’opposé, quand Maria chante « do ré mi » sa guitare à la main, elle en a pleinement conscience, tout comme quand le capitaine chante Edelweiss sur la scène, à la fin.

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The Last 5 Years

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Un exemple super intéressant. Regardez toute la scène (tirée du film mais c’est pratiquement la même chose dans la version scénique).

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La mélodie que Cathy (Anna Kendrick) chante devant le jury de son audition est d’abord interprétée de façon normale (une simple chanson, quoi) puis… La mélodie revient plus tard, devant un autre jury d’audition. On reconnaît donc la musique mais les paroles changent et illustrent tout ce qui passe par la tête de Cathy au moment où elle chante.

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On a un donc un exemple où la MUSIQUE est DIÉGÉTIQUE (les personnages l’entendent) alors que les paroles sont EXTRADIÉGÉTIQUES (elles sont faites pour le public). On pourrait d’ailleurs discuter de l’exactitude des termes puisque, en réalité, Cathy entend tout ce discours dans sa tête, contrairement aux membres du jury.

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Spamalot et l’effet de distanciation

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Puisque j’ai mentionné les Monty Pythons plus haut, terminons le chapitre comédie musicale avec Spamalot.

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Les effets de distanciation sont des techniques utilisées pour « ramener le spectateur à sa place », le faire réfléchir à sa propre existence en tant que spectateur ou qu’être humain. Brecht, dramaturge et metteur en scène allemand du XXème siècle, fut le premier à théoriser ces procédés.

Il s’agit de déconnecter le public de l’identification qui le lie aux personnages.

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L’une des techniques utilisées à cet effet est le recours au public : quand un personnage s’adresse directement aux spectateurs, celui-ci « sort » de l’histoire, d’une certaine façon, pour se rappeler qu’il est au théâtre.

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Cet effet, sur lequel nous reviendrons dans un futur article, est intimement lié au caractère diégétique dans la comédie musicale. En effet, si les personnages n’ont pas conscience de chanter dans le reste du spectacle, qu’en est-il au moment où ils s’interrompent pour s’adresser directement au public ? Est-ce qu’ils savent qu’ils chantent ? Il n’existe pas de bonne réponse, selon moi, puisque les personnages redeviennent des acteurs.

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Dans le premier des extraits suivants, la diva du show s’étonne de ne pas avoir eu assez de chansons, de faire les cent pas en coulisse, de s’être fait rouler en acceptant le contrat, etc. What ever happened to my part ? (Qu’est-ce qui a bien pu arriver à mon rôle ?)
La vidéo est en anglais et de piètre qualité mais le jeu de Sara Ramirez vaut le coup. Sara Ramirez, ça ne vous dit rien ? Vous connaissez la série Grey’s Anatomy ?

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Et dans ce deuxième extrait, toute l’autodérision des Anglais est mise en avant quand ils présentent l’incontournable « chanson qui fait comme ça, que l’on trouve dans chaque show ». Les personnages sortent de leur propre rôle pour se moquer gentiment des moments les plus cucul-la-praline des comédies musicales.

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Les paroles

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SIR GALAHAD: Once in every show

There comes a song like this

It starts off soft and low

And ends up with a kiss

Oh where is the song

That goes like this?

Where is it? Where? Where?

LADY OF THE LAKE: A sentimental song

That casts a magic spell

They all will hum along

We’ll overact like hell

For this is the song that goes like this

TRADUCTION LITTERALE

Une fois dans chaque show

Vient une chanson comme ça

Ça commence doux et bas

Et ça finit par un baiser

Oh, où est la chanson

Qui fait comme ça ?

Où est-elle ? Où ? Où ?

Une chanson sentimentale

Qui jette un sort

Ils la fredonneront tous avec nous

On surjouera à fond

Car c’est la chanson qui fait comme ça

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C/ À l’opéra

Même combat que pour la comédie musicale. Depuis longtemps, les compositeurs ont su s’amuser avec les alternances de scènes où les personnages entendent ou non la musique.

  • Dans Carmen de Bizet, les enfants moquent les soldats en chantant et en imitant la trompette (ta, tarata, tata !)

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  • Dans Un Ballo in Maschera de Verdi, la scène du bal masqué (acte III, tableau 3) est géniale. Le public comprend immédiatement que le thème tonitruant du bal est entendu par les personnages qui font la fête, tandis que les apartés sont plus calmes, donc plutôt compris comme extradiégétiques, les personnages n’ayant pas conscience qu’ils chantent.

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  • Dans l’acte 2 de Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach, le dieu Jupiter veut se fondre dans la foule avec Eurydice. La grande fête de Pluton, le dieu des enfers, bat son plein. Un galop que les personnages entendent …et que tout le monde connaît !

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D/ Au théâtre

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Terminons avec quelques exemples au théâtre.

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  • Dans le Bourgeois Gentilhomme, les talents de Molière s’unissent à ceux de Lully pour donner une comédie-ballet très musicale, un genre qui ne s’est pas éternisé dans l’histoire du théâtre, mais qui a ravivé l’inspiration des prédécesseurs. On y trouve Monsieur Jourdain, entouré de son maître de musique et de son maître à danser.

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Maître de musique

Il ne faut pas, Monsieur, que le nom

d’écolier vous abuse. Ces sortes d’écoliers en savent autant

que les plus grands maîtres, et l’air est aussi beau qu’il s’en

puisse faire. …Écoutez seulement.

Monsieur Jourdain

Donnez-moi ma robe pour mieux

entendre. Attendez, je crois que je serai mieux sans robe.

Non; redonnez-la-moi, cela ira mieux.

Musicien, chantant

Je languis nuit et jour, et mon mal est extrême,

Depuis qu’à vos rigueurs vos beaux yeux m’ont soumis;

Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime,

Hélas! que pourriez-vous faire à vos ennemis?

Monsieur Jourdain

Cette chanson me semble un peu

lugubre, elle endort; je voudrais que vous la pussiez un

peu ragaillardir par-ci, par-là.

 

  • Beaucoup plus contemporain, dans Pauvre France de Sam Bobrick et Ron Clark (adaptation en français par Jean Cau), l’utilisation de la musique est très parcimonieuse. Parfois, il faut savoir respecter le matériau de la pièce et la vision du metteur en scène ; cela peut vouloir dire zéro musique. Ou alors comme ici, l’apparition musicale est limitée à une ou deux chansons (diégétiques), pour démarrer un acte par exemple.
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  • Dans cette production de En attendant Godot (Rennes, 2016), la musique est entièrement extradiégétique. On l’entend au début et à la fin de la pièce, au moment où les héros cherchent à se pendre avec une ceinture, ce qui fait tomber le pantalon de l’un d’eux (l’un des moments les plus importants de la pièce, selon l’auteur, Samuel Becket). Quand le public entend la musique, il se rappelle qu’il l’a entendue aussi au tout début du spectacle, et sent que la pièce se termine. La boucle est bouclée.

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Ce deuxième épisode de la série « Choisir sa musique de scène » touche à sa fin.

Avec tous ces exemples, vous avez bien cerné les jeux possibles entre sons diégétique et extradiégétique. Quand vous commencerez votre réflexion sur la musique de votre pièce, demandez-vous en premier : est-ce qu’à certains moments, mes personnages doivent l’entendre également ? Si la réponse est oui, c’est que vous avez déjà une idée au fond de vous de ce qu’ils entendront. Votre matériau de base est acquis. Basez-vous sur cette première idée pour déduire la suite de la recherche.

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Exemple de procédure :

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  1. Je veux que les personnages entendent La Vie en Rose de Piaf à la radio.
  2. Je vérifie qui a composé la musique : Louiguy
  3. J’écoute le répertoire dudit Louiguy.
  4. Je découvre qu’il a composé beaucoup de musiques de film.
  5. J’écoute ses œuvres et je choisis une musique qui correspond à ce que j’attends de ma pièce, par exemple la B.O. du film Interdit de Séjour.
  6. Je me réjouis de voir si cette musique apportera ce que je veux à ma scène.

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À bientôt pour la suite des recherches sur votre musique de scène 😉

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Crédits photos :
Cameraman : Joe Penniston
A Chorus Line : Steven Pisano

 

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https://www.youtube.com/watch?v=GelOyZ2jfzc